La question du pardon dans la relation à l’autre

S’engager, c’est se donner. Mais pour tenir dans la durée, le don nécessite le pardon ! Envers les personnes aidées aussi bien qu’avec ses coéquipiers. Et si chaque Vincentien mettait à profit la parenthèse estivale pour réfléchir à la manière dont il prend – ou pas – soin des autres au sein de la SSVP ?

Dossier par Raphaëlle Coquebert, pigiste

Solidarité main

Alors qu’elle pous­sait la porte de la chambre de Rose, septua­gé­naire d’un EHPAD qu’elle visi­tait régu­liè­re­ment au nom de la paroisse, Aude s’est fait envoyer sur les roses : « Vous en voulez à mon argent, c’est ça ? » Abasour­die, elle a rega­gné ses pénates le cœur amer : tout ce temps donné pour en arri­ver là ?! Quel béné­vole ne s’est pas trouvé un jour dans semblable situa­tion ? Comment ne pas en tenir rigueur à l’autre, ne pas se décou­ra­ger ? À Angers (Maine-et-Loire) dans les années 1980, il manquait par exemple des possi­bi­li­tés d’ac­cueil des familles des patients hospi­ta­li­sés qui, parfois, venaient de loin et s’épui­saient lors d’al­lers-retours inces­sants. Cela n’avait pas échappé à l’at­ten­tion des Filles de la Charité. Elles possé­daient une maison, mais qui était très déla­brée. Grâce à un legs et à deux subven­tions du Conseil géné­ral, la SSVP a pu l’ache­ter et la réno­ver. Désor­mais, on y trouve le Logis Ozanam avec ses 15 chambres pour une à deux personnes, 23 lits au total et tout le confort néces­saire, à seule­ment dix minutes à pied du CHU.

Bien­fai­santes limites

« D’abord, en prenant du recul recom­mande Magali, 62 ans, ex-Prési­dente de la Confé­rence de Limoges (Haute-Vienne). Que sait-on des galères traver­sées par ces personnes ? » Vincen­tienne chevron­née, elle sait de quoi elle parle : « Les premières années, je distri­buais des colis alimen­taires. J’en étais frus­trée, car j’as­pi­rais d’abord à tisser des liens d’ami­tié avec des personnes seules. Quand j’ai bifurqué sur les visites à domi­cile, j’ai d’abord été enchan­tée. Sauf que j’étais si dési­reuse de bien faire que je me suis inves­tie à 200 %, prenant sur moi les fardeaux des autres.

Jusqu’au moment où je me suis cassé la figure. » Magali s’en est ouverte à un prêtre qui l’a inci­tée à faire un travail sur elle. « J’ai compris que je devais être au clair avec mes moti­va­tions et connaître mes limites. » Deve­nue respon­sable d’équipe, elle a pris des mesures pour que ses coéqui­piers ne tombent pas dans les mêmes travers qu’elle : « Je les ai inci­tés à se former, discer­ner les raisons de leur enga­ge­ment, s’ou­vrir à l’équipe de leurs diffi­cul­tés. À rester humbles surtout : nous ne sommes pas là pour nous mettre à la place des gens ou trou­ver des solu­tions. Nous pouvons en revanche renvoyer sur les personnes idoines. » Et de se souve­nir : « J’ac­cou­rais à l’EH­PAD chaque fois qu’une rési­dente très seule m’ap­pe­lait. Mais je n’étais pas armée pour faire face à ses crises d’an­goisse. Une infir­mière m’a rassu­rée : c’était de son ressort. »  
Direc­teur géné­ral de l’as­so­cia­tion Aux Captifs, la libé­ra­tion, Thierry des Lauriers renché­rit : « Pas ques­tion de se substi­tuer aux travailleurs sociaux. Mais si la personne est déci­dée à s’en­ga­ger dans un parcours de réin­ser­tion, nous l’orien­tons vers ceux dont c’est le métier. »

Se mettre à l’écoute

Alors que le pater­na­lisme et la charité ont du plomb dans l’aile (cf. notre dossier « Les pauvres sont nos maîtres », Ozanam Maga­zine n° 236), nombre d’as­so­cia­tions dédiées aux plus dému­nis valo­risent avant tout l’écoute : les Petits Frères des Pauvres sont très poin­tus dans les forma­tions propo­sées à leurs béné­voles (Confron­ter son idéal à la réalité, Appri­voi­ser le silence, Accom­pa­gner sans s’épui­ser…) ; la Croix-Rouge a mis en place des modules sur l’écoute, que tout marau­deur se doit de suivre ; la congré­ga­tion Armée du Salut (branche cultuelle du mouve­ment) envi­sage égale­ment des forma­tions à l’écoute pour l’en­semble de ses membres – jusque-là seuls les sala­riés et pasteur(e)s en charge d’une équipe en béné­fi­ciaient. « Les personnes en marge de la société ont avant tout besoin d’une écoute en profon­deur, insiste Thierry des Lauriers. C’est ça qui les fait gran­dir et leur donne envie de se lever. » Cette écoute implique un réel inves­tis­se­ment du béné­vole, car c’est dans la durée qu’elle porte du fruit. Ainsi Magali rapporte-t-elle qu’il a fallu sept ans avant qu’elle entre en rela­tion avec une béné­fi­ciaire de colis alimen­taires : « Il faut simple­ment être là, préco­nise-t-elle. Avec patience et humi­lité. Alors le pardon coule de source. Il n’y a pas un aidant et un aidé, mais deux pauvre­tés qui se rencontrent. » D’où l’im­por­tance à ses yeux de la prière dite de l’Es­ca­lier, chère aux Vincen­tiens. Ces deux piliers – écoute véri­table et consen­te­ment à la volonté du Père – étant de surcroît un garde-fou contre toute tenta­tive d’ap­pro­pria­tion des personnes aidées.
Au Sappel – commu­nauté catho­lique fondée dans la mouvance d’ATD Quart Monde – des familles s’en­gagent auprès de personnes en grande préca­rité : « Elles sont si abîmées par la vie que nous sommes souvent mis en échec, admet Marie-Noëlle, fonda­trice de l’an­tenne de Cham­béry (Savoie). Leurs diffi­cul­tés nous renvoient à nos propres fragi­li­tés. L’im­por­tant est de tenir pour bâtir une frater­nité entre nous. Conten­tons-nous d’être avec, le reste ne nous appar­tient pas. » Quid du pardon ? « Il est vital dans ce que nous sommes appe­lés à vivre. Nous verba­li­sons ce qui pose problème, sans omettre de valo­ri­ser le posi­tif. » Une atti­tude rendue possible grâce à des temps d’échange et de prière en équipe, un accom­pa­gne­ment spiri­tuel et psycho­lo­gique, un travail fait pour permettre à ces personnes de « mettre des mots sur leurs émotions », une atten­tion à tout ce qui se vit de beau. « Nous sommes invi­tés à consi­gner par écrit tout ce qui dans notre chemi­ne­ment appelle à l’ac­tion de grâce », explique Marie-Noëlle.

Connais-toi toi même

On l’aura compris : aller à la rencontre des plus pauvres néces­site une dispo­si­tion du cœur au rebours de nos préju­gés ou habi­tudes. Dispo­si­tion qui rend le pardon plus aisé. Il l’est aussi si l’on adopte de bons réflexes dans nos rela­tions quoti­diennes aux autres. Les Vincen­tiens de la Cellule Vigi­lance-Bien­trai­tance (voir p.17) ont été témoins de vives tensions au sein de quelques équipes, tensions remon­tant parfois à des années. Or, le père Pascal Ide (lire p.16) est formel : nous avons trop tendance à proje­ter sur les autres ce qui ne leur appar­tient pas. Notre colère parle de nous : quelle bles­sure ou besoin insa­tis­fait révèle-t-elle ? Répondre à cette ques­tion implique de bien se connaître, de faire d’abord la paix avec soi-même. Un père spiri­tuel, un psycho­logue, un coach, des méthodes type ennéa­gramme ou ateliers d’es­time de soi… peuvent y aider. Voire une session de guéri­son pour ceux qui traînent depuis l’en­fance de lourds fardeaux (Retraites Agapè, Cycles Siloé de la Commu­nauté du Chemin Neuf, Parcours « Gran­dir en dix étapes »…) 
Certains outils de déve­lop­pe­ment rela­tion­nel ont aussi fait leurs preuves. Pourquoi ne pas les expé­ri­men­ter en Confé­rence pour soigner la vie frater­nelle ? Le père Ide recom­mande la Commu­ni­ca­tion Non Violente. Les Petits Frères des Pauvres ont vu les bien­faits sur le terrain de leurs forma­tions « Favo­ri­ser l’ex­pres­sion, l’en­traide et la coopé­ra­tion au sein de l’équipe » et « Préven­tion et trai­te­ment des situa­tions conflic­tuelles au sein des équipes ». Et si la Société de Saint-Vincent-de-Paul en faisait autant pour que les brouilles se diluent dans la joie d’être ensemble ?

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