Des sourires face aux murs de la prison
« Il faut reconstruire des lieux fondés sur la rencontre »
Antoine Burret, auteur de la première thèse de sociologie consacrée aux tiers-lieux en France, vient de publier Nos tiers-lieux. Défendre les lieux de sociabilité du quotidien (éditions FYP). Il explique en quoi leur développement serait une réponse à de nombreux problèmes sociétaux. Propos recueills par Marianne Aubry-Lecomte, pigiste
Qu’appelez-vous un tiers-lieu ?
Le terme tiers-lieu désigne tout lieu de sociabilité informel. Pour en comprendre les enjeux actuels, il est intéressant d’en saisir l’évolution à travers les siècles même si une histoire linéaire est impossible à établir. Un moment charnière est tout de même notable avec la période industrielle qui conduit à la distinction entre le lieu du travail et celui du domicile. À cette période, les débits de boissons se sont généralisés partout en Europe à tel point que l’on comptait, en France et en Angleterre, un pub ou bistrot par quartier. Ces endroits permettaient de réunir des communautés diverses, différentes personnes et différentes classes. Au XVIIe siècle, ils étaient alors surnommés « les universités à 2 pennys » car les idées s’y échangeaient et on y avait notamment accès aux journaux.
Quels en sont les évolutions et les enjeux ?
Au XXe siècle, ils ont décliné drastiquement. Comme le souligne une étude réalisée en 2023 par la Fondation de France, les centres commerciaux sont alors petit à petit devenus les principaux lieux de sociabilité. Ces galeries accueillent en effet de nombreux services et les personnes s’y rendent pour se retrouver, pour passer la journée… Tant et si bien qu’un chercheur allemand a pu déclarer que le capitalisme avait sauvé les tiers-lieux.
Cependant, ces centres marchands sont plus propices aux liens avec des marques, avec des produits, qu’avec d’autres personnes. Toute la dimension politique ou subversive des tiers-lieux qui ont fait la République a été diluée dans l’acte d’achat. L’enjeu est donc désormais de reconstruire de véritables lieux de sociabilité qui soient centrés sur la rencontre.
Quelles sont les conséquences de cette évolution marchande des tiers-lieux ?
Une des raisons de la polarisation politique actuelle est la difficulté à parler à l’autre, à le rencontrer et à construire une culture commune. Les lieux où l’on peut passer du temps avec des personnes qui n’ont pas forcément les mêmes idées que nous mais avec lesquelles nous partageons un périmètre de vie et avec lesquelles on finit par se comprendre sont extrêmement rares. Ces dernières années, nous avons vu apparaître de nouveaux types de tiers-lieux, comme des ateliers partagés ou des fablabs où le faire est au centre. Ils peuvent parfois donner l’impression de créer un entre-soi mais ce n’est pas le cas, en particulier dans les zones rurales ou périphériques
Les lieux de fabrication sont donc l’alternative des lieux commerciaux ?
L’essor du coworking au début des années 2010 a préempté l’idée de tiers-lieu en drainant toute une idéologie associée au faire, à la Start-up nation, etc. Je peux avoir tendance à rejeter cette idée car elle est associée à une précarisation du travail. Cependant, le faire est aussi l’une des meilleures façons de recréer de la sociabilité. Les personnes se réunissent plus facilement pour bricoler, cuisiner, créer une œuvre d’art… Il y a donc une grande importance à décorréler le faire d’une vision uniquement productiviste et marchande, à distinguer faire et produire.
Quels sont les ingrédients d’un tiers-lieu véritable ?
Ray Oldenburg, sociologue américain qui a le premier théorisé l’idée de tiers-lieu, aimait reprendre la formule d’un journaliste autrichien à propos des cafés viennois : « un café c’est 70 % d’atmosphère et 30 % de matière. » Je suis d’accord avec cette idée que l’architecture est secondaire par rapport à l’émotionnel. En roumain, le mot concierge veut dire : celui qui prend soin, des lieux et des personnes. Je pense que son rôle est fondamental. Il accueille, oriente, met en relation les personnes, et souvent, quand les gens se rendent dans un tiers-lieu, c’est pour le voir. Il est le mieux à même aussi de gérer la question difficile de l’hospitalité : comment accueillir tout le monde sans faire peur à certains ? Comment gérer la multiplicité ?
Le lieu en lui-même a-t-il aussi son importance ?
Ce qui compte, c’est qu’il soit accessible. D’un point de vue géographique, il doit s’intégrer au ballet quotidien de la ville, se trouver sur les trajets ou être central. Son aménagement doit être simple et accueillant pour n’impressionner personne. Le prix d’entrée doit être nul ou modéré, et, enfin, ses horaires doivent s’adapter au plus grand nombre.
Y a-t-il des leçons à tirer des tiers-lieux que vous avez visités en dehors de France ?
Il est intéressant de voir comment au Japon, après Fukushima, les tiers-lieux ont permis aux personnes de sortir de la solitude et de se défendre face aux assurances. Plusieurs études montrent ainsi qu’il y a moins de décès sur un territoire à la suite d’une crise ou d’une catastrophe s’il y a des tiers-lieux. Cette leçon est capitale et j’espère donc que les lieux comme les Cafés Sourire de la Société de Saint-Vincent-de-Paul, qui ne rentrent pas dans une logique de marché, vont se multiplier. Il en faut le plus possible et de la plus grande diversité possible pour accueillir un maximum de personnes.