Ozanam: une pensée sociale en avance sur son temps
En 1836, au début de la Monarchie de Juillet, monarchie bourgeoise, dont Louis-Philippe est roi, les partisans de la Monarchie et les partisans de la République s’opposent. Frédéric Ozanam considère que c’est un faux débat : « je voudrais l’anéantissement de l’esprit politique au profit de l’esprit social.» Par Christian Dubié, président de la SSVP du Cher
La position de Frédéric concernant la forme du régime évoluera. « Légitimiste » en 1830, il participe brièvement à la vie publique en 1848, sans être élu à l’assemblée constituante. Il est partisan d’une république chrétienne, respectueuse des libertés, différente de celle de 1792. C’est la démocratie chrétienne, à laquelle il restera toujours attaché : « je ne crois même à rien d’autre en matière de politique. »2
Libéral sur ce plan, il s’oppose clairement au libéralisme économique et ce sera l’un de ses désaccords les plus importants avec les Saint-Simoniens.
Un combat pour la justice sociale
Le capitalisme industriel se développe, les ouvriers sont traités de manière dure et le pouvoir politique est du côté des patrons. Le jeune Ozanam l’a constaté au moment de la révolte des canuts (ouvriers de la soie), à Lyon, en 1831. Ces révoltes (il y en aura une autre en 1834), les premières importantes du début du 19e siècle, le marquent en tant que Lyonnais et apparenté, par sa mère, aux « milieux soyeux ».
Le sort réservé aux ouvriers lui paraît terriblement injuste. Il y voit les germes d’affrontements, qu’il ne peut accepter en tant que catholique. Les deux lettres, semblables, qu’il écrit à quelques jours d’intervalle, en novembre 1836 à François Lallier et à Louis Janmot, sont, sur ce thème, édifiantes.
Quel est le fondement du combat d’Ozanam pour la justice sociale ? Son profond attachement à l’Évangile (les deux lettres y font référence) et à une religion au service des pauvres.
Il pose un constat : « Il y a beaucoup d’hommes qui ont trop et qui veulent avoir encore ; il y en a beaucoup d’autres… qui n’ont rien et qui veulent prendre, si on ne leur donne pas ». Le conflit est inévitable et il risque d’être violent : « d’un côté la puissance de l’or, de l’autre la puissance du désespoir. »
Il ne condamne pas l’argent, mais l’accumulation des richesses, et il engage les jeunes chrétiens à agir, en s’interposant pour que « les uns cessent d’exiger et les autres de refuser [et que] l’égalité s’opère autant qu’elle est possible entre les hommes ». Il voit même là « l’utilité possible de notre Société de Saint-Vincent-de-Paul ». Charité et plaidoyer pour la justice sociale vont donc de pair.
Une pensée audacieuse
Frédéric va, petit à petit, préciser sa pensée et lui donner un caractère concret. Ainsi, dans ses cours de droit commercial, en 1839–1840, sa 24e leçon contient des propositions audacieuses pour l’époque, qui ne verront le jour qu’au siècle suivant : « L’ouvrier est un associé et non « un instrument dont il faut tirer le plus de service possible au moindre prix ». Dans ce cas, « c’est l’exploitation de l’homme par l’homme […]. L’ouvrier n’est plus qu’une partie du capital ». Le salaire doit inclure trois éléments que l’ouvrier met au service de l’industrie : sa bonne volonté, certaines connaissances et la force.
Sa volonté lui donne droit au « nécessaire », les frais pour vivre. Ses connaissances forment un vrai capital humain dont il mérite de toucher les intérêts et l’amortissement : il faut qu’avec son salaire, il puisse pourvoir aux frais d’éducation et d’instruction de ses enfants. Enfin, sa force est un capital à durée limitée, l’invalidité et la vieillesse surviendront. L’ouvrier a droit à une retraite. À ce « salaire naturel » […] s’ajoutent des conditions « relatives », ce qui justifie une augmentation du côté des caisses d’assurance pour couvrir accident, chômage, maladie, invalidité de l’ouvrier. « Le salaire doit être proportionnel au profit ». »3
De même, alors que les plus hardis, comme le père Lacordaire, dont il est proche, n’envisagent qu’un impôt proportionnel, Ozanam est partisan d’un impôt progressif, qui ne verra le jour qu’au 20e siècle : il est moins onéreux de « subir un prélèvement de 20 % sur 50 000 francs… que de 5 % sur 5 000 ». 4
Si Ozanam est un précurseur, très en avance sur son temps, sur le plan social, s’il est très critique à l’égard de la bourgeoisie et du capitalisme, il se différencie d’autres courants sociaux en refusant la lutte des classes. Au contraire, ce passionné de l’Évangile veut rapprocher les parties : « que les uns se dépouillent, comme pour l’accomplissement d’une loi, et que les autres reçoivent comme un bienfait » (à François Lallier, lettre citée).
On retrouvera nombre de ses idées dans l’encyclique Rerum Novarum en 1891.