La force du lien, sur tous les terrains
Anina Ciuciu : le lien durable se tisse en se rendant inutile à l’autre
Anina Ciuciu est une avocate française d’origine rom-roumaine. Elle lutte contre la privation d’école des enfants issus des foyers familiaux les plus précaires. Ex-bénéficiaire de nombreuses associations d’aide, elle partage ses conseils pour être un bon allié.

Qu’est-ce qui permet de tenir bon quand on vit dans la très grande précarité ?
J’ai eu des parents extraordinaires dont les nombreux sacrifices m’ont donné envie de faire des efforts à mon tour. Ils se sont énormément battus pour que je sois scolarisée. Nous avons eu la chance, aussi, de rencontrer des personnes qui nous ont soutenus et qui sont devenues de véritables amis. Des associations caritatives comme la Croix-Rouge, le Secours Catholique ou Emmaüs ont également soulagé notre quotidien. Elles sont indispensables, mais je suis convaincue qu’elles n’offrent qu’une solution palliative. Les problématiques rencontrées par les personnes en grande précarité doivent être adressées structurellement, parce que leurs causes sont structurelles. Les associations, même avec la meilleure volonté du monde, ne peuvent remplacer ce qui relève, selon moi, de la mission régalienne de l’État.
Comment les associations caritatives peuvent-elles contribuer à lutter contre les injustices structurelles ?
Avec le collectif École pour tous (cofondé par Anina Ciuciu, NDLR), nous faisons du lancement d’alerte, du plaidoyer, nous luttons pour que les injustices soient réglées structurellement. Notre originalité, c’est que nous sommes les premiers concernés : des enfants et des jeunes privés d’école qui ont décidé de se placer au premier plan de la parole et de l’action. On a fait changer la loi sur le refus d’inscription scolaire, mais c’est une victoire que l’on a obtenue à l’aide d’alliés. Des associations partageant nos luttes ont su trouver le bon positionnement : elles n’ont pas parlé à notre place. Elles ont plutôt soutenu nos demandes, partagé leurs moyens, publié des rapports qui nous mettaient en lumière, et cela a permis d’obtenir les avancées voulues collectivement. Ce n’était pas évident au départ : certaines grandes associations demandaient la création d’un observatoire sur le refus d’inscription scolaire. Nous savions déjà que des milliers d’enfants n’étaient pas scolarisés, et l’urgence ne nous semblait pas permettre d’attendre les quatre ans que ça allait prendre. Nous avons demandé la trêve scolaire républicaine, soit la suspension des expulsions (bidonvilles, terres d’accueil, hôtels sociaux…) pendant l’année scolaire pour les enfants scolarisés. Notre objectif : que les enfants puissent vivre une année complète sans retard ni risque de déscolarisation, car ces ruptures mènent souvent à l’abandon scolaire. C’est une mesure d’urgence, pas idéale. Nous préférerions le relogement de tous les enfants expulsés, mais nous savons que ce n’est pas réaliste. Nous connaissons la souffrance de vivre en hôtel social ou en bidonville, mais nous savons aussi qu’il faut cette stabilité pour finir l’année scolaire, permettre aux parents de s’insérer, obtenir un titre de séjour, un travail. Pour nous, cette solution est prioritaire à celle de l’observatoire. Il a fallu convaincre que ce que les premiers concernés voyaient comme une priorité devait être entendu, plutôt que d’appliquer ce qui semblait meilleur depuis l’extérieur.
En tant que bénévoles, comment améliorer notre action sur le terrain ?
Il est essentiel de prendre en compte ce qui, pour les personnes aidées, constitue l’urgence et la priorité. Cela implique de se décentrer et de leur poser la question directement. Je pense à Anna, une adolescente rom de notre collectif, déscolarisée faute de justificatif de domicile. Une bénévole lui a tendu un préservatif en lui disant : « Il ne faut pas que tu te maries, tu dois éviter d’être enceinte pour continuer l’école. » Pour Anna, dont le plus grand drame était justement de ne pas pouvoir retourner à l’école, ce fut d’une immense violence. Elle n’avait aucun projet de mariage, mais son vécu n’a pas été pris en compte : on a projeté sur elle une conception toute faite de ce que devrait être la liberté d’une jeune femme et le préjugé que les Roms se marient très tôt. J’aimerais que les associatifs fassent preuve de plus de tact et d’empathie. Recevoir de l’aide place en position d’infériorité et, dans la durée, peut créer des relations inégalitaires, voire des violences et des abus. Pour éviter ces schémas, il faut aider les personnes à se développer et devenir autonomes, à faire seules leurs démarches. Cela prend du temps et c’est parfois contre-intuitif car on travaille à se rendre inutile. Mais, lorsque la personne peut continuer sa route sans nous, ça ne signifie pas que les liens se coupent. Au contraire, c’est peut-être à ce moment-là que démarre l’amitié véritable, d’égal à égal.
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