Le numérique au service des Hommes

Nombreux sont les bénévoles de la Société de Saint-Vincent-de-Paul allant à la rencontre des personnes sans-abri. Mais combien connaissent les applications susceptibles de les aider ? Des outils numériques nés dans la mouvance de la social tech, courant désireux de mettre la technologie au service d’une société plus solidaire. Et si on se laissait entraîner ? Par Raphaëlle Coquebert, journaliste

« Inter­net, c’est vrai­ment impor­tant, quand je suis en détresse. J’ap­pelle des amis, je vais sur Face­book et je me sens mieux » confie une femme réfu­giée dans un hôtel social. Un témoi­gnage parmi d’autres, issu d’une étude natio­nale sur le numé­rique et la préca­rité menée par l’as­so­cia­tion Soli­num en 2018 avec le soutien finan­cier de la Fonda­tion Ozanam.
On y apprend que 29 % des 337 000 personnes vivant dans la rue possèdent un portable basique et 71 % un smart­phone. Si ceux qui mendient (14 % seule­ment) le dissi­mulent pour ne pas choquer les passants aux préju­gés tenaces («  Il fait la manche alors qu’il peut s’of­frir un télé­phone ?  »), ils sont 37 % à se rendre chaque jour sur les réseaux sociaux. Pour tenter de contrer leur soli­tude, se diver­tir, passer le temps. Ils s’équipent aussi pour faci­li­ter leurs démarches admi­nis­tra­tives ou recher­cher de bons plans (où manger, dormir)…

Au risque d’écor­ner certaines de nos repré­sen­ta­tions erro­nées, il est indé­niable que les personnes en situa­tion de préca­rité ne peuvent plus faire l’éco­no­mie du portable – même si bien souvent elles bricolent avec les moyens du bord : faute de connexion ou d’adresse postale pour accé­der aux forfaits à faible coût, elles se contentent de cartes prépayées (66 %). Et si elles se servent encore majo­ri­tai­re­ment des réseaux wifi gratuits des lieux publics, elles seront amenées à l’ave­nir à profi­ter d’autres dispo­si­tifs.

UNE NÉCES­SAIRE ÉVOLU­TION

Car, depuis une décen­nie, fleu­rissent des initia­tives visant à lutter contre la frac­ture numé­rique entre le tout-venant et les personnes défa­vo­ri­sées : depuis 2013, Emmaüs Connect, promo­teur de « l’in­clu­sion numé­rique », propose du maté­riel à bas coût et des relais numé­riques dans 18 terri­toires. L’as­so­cia­tion La Cloche, née deux ans plus tard pour redy­na­mi­ser la vie de quar­tier entre voisins avec et sans domi­cile, compte quant à elle 1 320 commerçants et lieux soli­daires dans une dizaine de régions. Autant d’en­droits où il est possible de rechar­ger son télé­phone ou de béné­fi­cier du wifi…

Tous ont compris la néces­sité de s’adap­ter au temps présent. « La charité doit prendre le pli de la déma­té­ria­li­sa­tion », martèle Nathan, 29 ans, qui a créé fin 2023 l’as­so­cia­tion Seconde Manche : taraudé par le nombre expo­nen­tiel de sans-abri et la dispa­ri­tion de la monnaie dans les poches des passants, il a mis au point un système de don en ligne par QR code. L’ar­gent collecté sur une cagnotte person­na­li­sée est converti en biens par l’as­so­cia­tion (nour­ri­ture, produits d’hy­giè­ne…). « Seconde Manche m’a procuré des sous-vête­ments  » se réjouit Nora, quadra­gé­naire d’Île-de-France expul­sée de son loge­ment en 2018.

Un constat simi­laire a présidé à la fonda­tion de La Nouvelle Pièce : « Entre 2020 et 2024, les dons ont chuté de 25 % », s’alarme François Jacob, l’un des initia­teurs du projet, soutenu par la Société de Saint-Vincent-de-Paul. Lui aussi utilise le QR code mais avec une carte bancaire person­na­li­sée, pour que les sans-abri puissent comme par le passé récol­ter un peu de fonds. « Nous voulons mettre notre capa­cité d’in­no­va­tion au service d’as­so­cia­tions chevron­nées comme la vôtre. Nos mécènes sont des acteurs de la fintech (contrac­tion des mots « finance » et « tech­no­lo­gie ») qui ont le désir de faire rimer tech­no­lo­gie et soli­da­rité. » L’ave­nir dira si ces entre­prises géné­reuses trouvent ou non leur public.

UNE EFFI­CA­CITÉ DÉCU­PLÉE

C’est aussi par souhait de bâtir un monde plus frater­nel que Victo­ria Mande­field a lancé en 2016 la start-up Soli­num. Son ambi­tion ? Moder­ni­ser le secteur social public et asso­cia­tif par le recours au numé­rique qu’elle voit comme « un vecteur d’am­pli­fi­ca­tion d’im­pact ». De fait, son Soli­guide, réper­toire natio­nal infor­ma­tique des struc­tures sociales d’ur­gence (accueils de jour, distri­bu­tion alimen­tai­re…) et autres pres­ta­tions (perma­nences juri­diques, baga­ge­ries…), est ample­ment utilisé aujour­d’hui par tous – insti­tu­tions, travailleurs sociaux, asso­cia­tions, personnes néces­si­teuses. Il faut dire que l’ou­til, actua­lisé quoti­dien­ne­ment, a été construit en concer­ta­tion avec les uns et les autres. En prin­cipe, tous les services propo­sés par les équipes locales de la Société de Saint-Vincent-de-Paul (Confé­rences) y figurent. 

Fran­cis Vasse, président de l’équipe dépar­te­men­tale (Conseil dépar­te­men­tal) de l’Es­sonne, s’en féli­cite : « Nos 14 équipes de l’Es­sonne essen­tiel­le­ment axées sur la visite à domi­cile gèrent aussi des vestiaires, la distri­bu­tion de colis alimen­taires, un accueil de jour et un centre d’hé­ber­ge­ment d’ur­gence. Grâce à notre secré­taire Aïda, qui actua­lise les données sur le Soli­guide, nos béné­fi­ciaires sont infor­més en temps réel des jours d’ou­ver­ture. C’est précieux. » Ce que confirment les mesures d’im­pact effec­tuées : la plate­forme a trouvé son public, de plus en plus nombreux, infla­tion oblige. Elle s’ap­puie sur une flopée de parte­naires, tels que l’as­so­cia­tion Recon­nect, dédiée aux profes­sion­nels de l’ac­tion sociale pour les inci­ter à s’ap­puyer sur les ressources du web (coffre-fort numé­rique pour la conser­va­tion des docu­ments, dossier usager complet…) afin de démul­ti­plier leur effi­ca­cité. Bel exemple d’in­no­va­tions pour aider à une meilleure inser­tion des publics défa­vo­ri­sés.

Des solutions numériques sont testées pour pallier l’absence de monnaie

DES RÉSEAUX ACCRUS

Entou­rage, l’ap­pli­ca­tion la plus répan­due à desti­na­tion des sans-abri, travaille aussi main dans la main avec le Soli­guide, mais son président, Jean-Marc Potde­vin, va plus loin : il voit la tech­no­lo­gie non seule­ment comme un vecteur pour profes­sion­na­li­ser le secteur social, mais aussi comme un accé­lé­ra­teur de lien social. Pour répondre au senti­ment de rejet ressenti par 83 % des sans-abri, il a créé un réseau de voisi­nage où se tissent des liens durables grâce à des événe­ments convi­viaux propo­sés régu­liè­re­ment. « Les échanges de service sont réels, mais l’es­sen­tiel est de nouer des amitiés. Les voisins ne sont pas des travailleurs sociaux ! Grâce à l’ap­pli, ils peuvent orien­ter les personnes en préca­rité vers ce qui existe (asso­cia­tions ou établis­se­ments publics), mais ce rôle revient d’abord à notre média­teur social.  » 

Conçue pour éviter le piège de la rela­tion virtuelle, l’ap­pli­ca­tion conduit à la rencontre en chair et en os. Les béné­voles de la Société de Saint-Vincent-de-Paul qui la connaissent en sont satis­faits. En témoigne Manuel Rémond, président de l’équipe dépar­te­men­tale d’Ille-et-Vilaine qui a noué un parte­na­riat avec Entou­rage Rennes. Leurs membres ont formé les béné­voles sur la manière d’ap­pro­cher un sans-abri, forma­tion que le quadra­gé­naire a jugée « concrète et bien fice­lée ». Depuis, quand une action est orga­ni­sée par l’équipe locale de la Société de Saint-Vincent-de-Paul ou qu’elle dispose de biens type duvets, elle l’in­dique sur Entou­rage, « qui est très simple d’uti­li­sa­tion  ».

Reste que l’en­semble de ces appli­ca­tions restent par trop mécon­nues, voire canton­nées aux grandes villes. Et si vous vous les appro­priiez pour deve­nir vous-mêmes des acteurs de la tech­no­lo­gie vertueuse ?  

L’association Seconde Manche permet de faire un don en ligne grâce à un QR code.

CHIFFRES-CLÉS

85%

des SDF de moins de 30 ans ont un smart­phone
(55 % des plus de 50 ans)

« Les sans-abri et le numé­rique… », Soli­num, 2018.

De l’IA en Une ?

Dans ce dossier, vous décou­vri­rez des outils numé­riques pensés pour les personnes de la rue. Nous avons choisi d’illus­trer la une de ce maga­zine en mettant à notre tour un outil tech­no­lo­gique inno­vant au service du sujet de ce dossier : l’In­tel­li­gence Arti­fi­cielle (IA). Mais l’IA reste un simple outil. Les images de la couver­ture et de la page 12 ont donc été talen­tueu­se­ment retra­vaillées par l’homme, en l’es­pèce notre graphiste Daniel Boblet.

Valé­rie-Anne Maitre,
rédac­trice en chef adjointe

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